[JD, 1/4] Introduction – Julia Ducournau, ses films et moi

« On écoute du chant grégorien

Elle parle à peine, et moi je dis rien

On a une relation comme ça,

Fanny Ardant et moi »

Vincent Delerm, “Fanny Ardant et moi”, Vincent Delerm, 2002

           J’aime passionnément Julia Ducournau et décide, au sortir de la rédaction de mon mémoire de Master 1 qui lui était partiellement consacré, d’écrire une monographie en quatre articles sur elle, son œuvre et les thématiques visuelles et esthétiques qui la traversent. Mais avant de présenter la réalisatrice et d’étudier plus en profondeur son travail, je me dois, pour un souci de transparence, de franchise et peut-être un peu d’ego, de présenter mon rapport, teinté d’adolescence et de chair sanguine, avec la réalisatrice de Grave et de Titane, au rythme des chansons des bandes-originales de ses films.

2017 – “Child Music 1 : Coming of age“¹

            À huit heures du soir, je sors du cinéma. Mi-mars, je sens que le ciel vient de me tomber sur la tête. C’est rare de se sentir acculée au fond de son siège de cinéma, comme dans une attraction, dans un grand huit dont on attend les loopings. J’ai vu les cinq lettres rouges me tomber dessus, me prouver avec grandiloquence la gravité du monde, la pesanteur d’une histoire de famille. Je ne me souviens pas de ce que j’avais compris ou non, je me souviens seulement d’avoir grogné de plaisir face à cette scène de cannibalisme, d’avoir retenu mes larmes quand celles d’Alexia coulent sur sa joue, d’avoir tapé du pied au son de Despair, Hangover & Ecstasy². Mais il faut reprendre au début : fin février, je vois une bande-annonce. Une histoire de cheval sur un tapis de course, des corps suintants et une musique angoissante – dont je saurais bien plus tard qu’il s’agit de These Moments Dismantled³, pour les intéressé.e.s. Je me revois, seize ans tout juste, noter la date de sortie du film dans un agenda aux couleurs lycéennes : 15 mars 2017. À l’époque, je lis Thomas More pour le bac de français et j’ai une carte de cinéma gracieusement offerte par mes parents : je vais au cinéma, je vois n’importe quoi n’importe quand. Le jeudi 16, je me rends dans la salle obscure et c’est une déflagration : le film ne me quittera plus, je resterai toujours bouche bée.

            Mais comment expliquer à ses parents, ses ami.e.s, son entourage, qu’on est tombée éperdument amoureuse d’un film cannibale ? Plus tard, je comprends qu’il ne s’agit pas de ça, mais bien d’un film d’amour, sur les liens ataviques qui se serrent entre deux sœurs, jusqu’à les étouffer. Mais, fanfaronnade adolescente, je m’évertue à parler de cette scène du doigt rongé jusqu’à l’os, de ces jets de cheveux vomis dans des toilettes, de l’imagerie un peu crasseuse à laquelle a recours celle qui deviendra mon sujet de prédilection, parce qu’elle est scorpion : Julia Ducournau, 33 ans, tête blonde et du plomb – titane – dans la cervelle. Ça fait déjà deux ans que je m’obstine à m’endurcir, à regarder du trash du hard du gore : bien loin des convictions féministes qui m’animent déjà un peu en-dedans, j’adule Gaspar Noé et je me force à ingérer Pasolini. Sur un petit écran d’ordinateur, je navigue entre le baroque de Suspiria⁴ et le monologue du boucher de Seul contre tous⁵, les hurlements de Sheitan⁶ et la bouche sanglante d’Hannibal Lecter. Voilà où j’en suis quand la tornade Julia Ducournau débarque dans ma vie, dans ma proto-cinéphilie en train de se construire : je retourne voir Grave plusieurs fois dans la même semaine, je découvre Junior, son premier court-métrage, et fonds de bonheur face à cette peau qui pèle. Pêle-mêle, je décide de devenir la pro en la matière et laisse des messages sur les réseaux sociaux, espionne les actrices, écris une critique, couvre ma chambre d’enfant de photos rouge sang, écoute la bande-originale en boucle : pourquoi tout le monde déteste les fangirls ? J’y repense avec nostalgie et un peu d’humour : j’essayais sûrement de ne pas être comme les autres, de trouver mon truc à moi. Les choses s’enchaînent vite et je passe l’été, à ruminer ma vie où je ne me découvre ni cannibale ni vétérinaire : à la rigueur, comme la protagoniste, j’ai des sœurs.

2018-2020 – “It’s getting boring by the sea“⁷

       Je pensais être seule dans cette passion ardente qui me dévorait de l’intérieur, je découvre que d’autres la partagent aussi : je découvre des reportages, des articles, des tweets sur celle que j’appellerai désormais JD. Ma scolarité se poursuit, je passe en terminale et le baccalauréat : je suis en section cinéma, et me confronte tous les mois à l’épreuve tangente de l’écriture d’un scénario, aux contraintes imposées, sur copies doubles quadrillées. Je les ai relues, et y ai trouvé des noms de personnages répétitifs : ils et elles s’appelaient toujours Julia, Garance ou Gaspar, écoutaient The Dø et vivaient des histoires sordides, sobrement intitulées « Chère Chair » ou « Insecticide ». Je me la jouais scénariste, aimais raconter des histoires, faibles pastiches des films que je dévorais le soir, dans l’ombre de ma chambre adolescente. L’entièreté de mes commentaires de scénario de l’année scolaire 2017-2018 comporte a minima une référence à Grave de Julia Ducournau ; je choisis de nommer la protagoniste de mon court-métrage du bac Justine, comme ça, l’air de rien, presqu’inconsciemment.

            Pendant ce temps que je passe seule avec elle – ou plutôt avec elles, car il s’agit de Julia Ducournau, de Garance Marillier, de Justine, d’Alexia, de la mère cannibale, et de la couleur rouge, celle du sang qui dévale sur les joues des vétérinaires –, je découvre que d’autres l’aiment : des cinéphiles sur YouTube parlent d’elle et critiquent avec enthousiasme son premier long-métrage, je force ma mère à m’acheter La Septième Obsession⁸ du printemps 2017, celui où Justine saigne du nez sur la couverture. Je le lis, le relis, l’expose fièrement dans ma chambre, mais j’ai 17 ans, alors je découpe patiemment des photos d’elle et les colle au mur. Mon mot de passe d’ordinateur devient simplement ces cinq lettres, le titre du film jaillit au bout de mes doigts presque machinalement. Entre dix-huit et vingt ans, la passion s’atermoie un peu : j’ai la tête prise par des études qui me tourmentent, qui me font vibrer et grandir. Je garde quelque part dans ma tête l’idée que je suis les mêmes que celles qu’a suivies Julia au même âge, car on ne se refait pas. Mes fonds d’écran valsent au son de la bande-originale de Jim Williams, qui accompagne mes heures de travail khâgneuses : dans les moments de découragement, il m’arrive même de lâcher quelques larmes sur l’instrumentale de ce « Raw Main Title Theme », juste comme ça. Je ne reviendrai pas sur les quelques moments moins glorieux de ma période fan, version Beatlemania : je scrute les moindres faits et gestes des acteurs et actrices, je reluque les Facebook et les comptes IMDB. C’est une attente patiente, où je me procure le DVD et où je montre Grave à qui veut bien le voir – pendant les visionnages accompagnée, je dénombre un endormissement, des cigarettes fumées au milieu du bizutage, des réactions mitigées et un regard ébahi sur mon canapé, au moment crucial où le cannibalisme devient réalité.

2021 – “Light House”⁹

            L’année avant 2021, j’ai vécu plusieurs choses : un cours de fac qui répond au doux nom de « Théorie féministe du cinéma », et une chargée de TD à laquelle je m’empresse de répondre que, pour moi, Grave est un film féministe. La lecture enthousiasmante de l’essai d’Iris Brey, Le Regard féminin¹⁰, et l’immense plaisir de découvrir le nom de Justine cité à la fin de la litanie sororale de celles qui donnent envie de « redresser notre regard » ; j’y découvre, sans le savoir, le concept fondamental de l’haptique, qui me servira plus tard. Un peu plus tard, je conclus un devoir de littérature comparée sur les sorcières ainsi :

Dans Grave (2017), Justine (jouée par Garance Marillier) n’est pas une sorcière. Elle se place même plutôt du côté des rationalistes, de celles et ceux qui veulent résoudre les problèmes anatomiques, soigner les animaux : elle est végétarienne, vierge et vétérinaire. Mais le long-métrage de Julia Ducournau, par ses ressorts charnels, témoigne de ce que j’ose appeler “puissance de création” : le sang dévale les joues de Justine, entre ses cuisses. Cannibale en devenir, la jeune fille dévore sa viande, se rend la nuit dans des endroits sombres, effraie les autres, est stigmatisée, et, bingo, partage sa viande et son stigmate avec sa sœur aînée, Alexia. La puissance sorcellaire est partout en art, jouant le rôle d’auxiliaire de création : les inspirations mystiques, les visions nocturnes, etc. Mais quel regard portons-nous là-dessus ? Le regard rationaliste m’a frappée quand j’ai lu les reproches qu’on a faits à Julia Ducournau — jeune femme parmi les seules 23% de réalisatrices au cinéma — sur le caractère “scary movie gore” de son film, qu’elle défend pourtant comme body horror (notion qui passe d’ailleurs sans aucun problème chez les protagonistes masculins de Cronenberg) sur un fait anthropologique, le cannibalisme. Ce body horror passe par le corps pour s’exprimer, bien loin des séparations platonicienne et augustinienne entre âme et corps. Les personnages de cinéma disent quelque chose de notre monde : Justine, cannibale, est montrée dans son corps, la caméra de Ducournau témoigne du female gaze théorisé par Iris Brey, et la puissance d’inspiration d’une telle histoire, d’un film aussi plastiquement épatant me paraît être potentiellement magique.

            Il apparaît donc que je suis obsédée, jusque dans mon cercle scolaire, par ce film, bon. Je suis dans le métro, un jour de canicule parisienne, quand la bande-annonce du second enfant de Julia Ducournau m’explose en pleine face : il fait chaud, j’ai faim – what are you hungry for ? – , je manque de défaillir en voyant ces images tant attendues, tant espérées, que j’avais déjà peut-être imaginées cent fois. Je ne comprends pas vraiment de quoi il s’agit, je vois des cicatrices et du liquide brûlant, pas de cheval qui galope cette fois-ci, le visage de Vincent Lindon, et celui d’une cyborg bouillonnante, nommée Agathe Rousselle. Titane va naître, rafler tout sur son passage – Palme d’Or incluse, et mon cœur au passage.

            C’est que, cet été-là, il s’est passé quelque chose. Après avoir découvert Titane et en avoir écrit une critique élogieuse, après avoir assisté à une séance de présentation en présence de JD au cinéma et lui avoir posé une question, j’ai pensé à rédiger quelque chose de plus constant sur Julia Ducournau, quelque chose que je fomentais déjà peut-être inconsciemment depuis longtemps. L’idée s’assoupissait à mesure que la chaleur de l’été, parfum plomb et titane, passait ; mais un voyage en train m’a convaincue de croire, parfois, au karma. En août 2021, je dois quitter le Var pour rejoindre la Charente-Maritime : c’est un périple masqué, qui commence tôt dans la gare à deux voies des Arcs-sur-Argens. Ma valise et moi reconnaissons, motivées par la même obsession que celle qui me fait écrire ces mots, les chaussures et les cheveux d’Agathe Rousselle, actrice de la Palme d’Or et visage inconnu deux semaines plus tôt. Elle tient un chien en laisse, monte dans mon wagon : terrorisée à l’idée de la déranger et à l’idée de ne pas passer cette heure de trajet à lui parler, je bégaie timidement. Elle me répond, la conversation s’enchaîne, Cannes et puis « Julia », la classe prépa, les petites villes du Sud traversées par des gares, des tatouages, des pin’s et des coupes de cheveux alternatives. Je n’ai plus 17 ans, mais suis toujours la même au fond et lui demande un autographe, de signer sur ma place de cinéma de Titane : elle s’exécute avec bonheur, et je suis descendue à Toulon avec l’impression d’avoir croisé un mirage.

            Au cours de l’été, je revois le film une dizaine de fois au cinéma, me fait offrir l’affiche qui fait trois fois ma taille, achèterai ensuite un t-shirt floqué de ce visage rempli de métal, de ces mains tatouées et baguées. Peu à peu, la rentrée à la fac se rapproche, et le choix d’un sujet de mémoire aussi : d’abord animée par une histoire de littérature jeunesse, je lis Baise-moi¹¹ de Despentes et me retrouve face à une vérité, celle selon laquelle ce qui m’intéresse précisément, c’est la relation entre les sœurs, réelles ou supposées, et les détours que prennent ces relations selon le rapport qu’elles entretiennent avec la violence. Cela animera mon année universitaire, ponctuée de séances de Grave drôlement accompagnée : des psychanalystes au cinéma l’Univers à Lille¹² – de leur lecture freudienne du film de Julia Ducournau, je garde leur mine troublée et leurs interprétations pulsionnelles ; des étudiant.e.s à demi effrayé.e.s lors d’une séance Halloween, dans un amphithéâtre qui mange du pop-corn sans savoir que, dans Grave, Justine crache ses cheveux et mord la chair humaine. Je croise au détour d’une rue l’acteur d’Adrien dans Grave, et fait de son bar mon nouveau bar préféré, pour forcer le destin, comme ça, pour dire de. Je profite de deux soirées déguisées pour renverser du rouge sang sous mon nez et feindre de me travestir en Justine, devant subir l’affront d’expliquer son propre costume : je baisse les yeux, regard oblique, fronce le nez et, regard désirant, j’imite celui de la vignette que j’ai désormais sur la peau, tatouée sur la cuisse droite, dont j’ai senti les aiguilles me remplir l’épiderme et repasser la couleur rouge d’un filet de sang qui dévale sur la bouche de Justine.

2022 – “Ending from Kiss“¹³

            Tatouée et forte d’une année passée à regarder des images cannibales en boucle, je ressens une connivence étrange avec Julia Ducournau : ce n’est plus vraiment l’obsession que j’avais adolescente, mais plutôt un tremplin, un point de départ de nombreuses idées qui m’animent et traversent mes recherches. Elle écrit des histoires cannibales, je découvre le « devenir-animal » de Deleuze et Guattari ; elle montre un être hybride sous les traits d’Agathe Rousselle, je lis Donna Haraway et son Manifeste Cyborg¹⁴. C’est à la fois le point de départ de mes idées et de mes écrits, et le refuge vers lequel je me retourne quand j’ai besoin de retrouver des dialogues, des sons, des chansons que je connais, pour revenir dans ce gore qui m’est familier. Mon mémoire de Master 1 est terminé, l’idée d’une monographie me séduit encore, mais je ne veux pas que, d’une histoire cannibale, cette obsession ne dévore mes autres passions. Je réfrène mes envies universitaires, retourne dans les clous d’études plus littéraires, pour le confort de passer moins de temps à expliquer que, non, des gens ne s’évanouissent pas à chaque séance du film sur lequel je travaille. Je grandis et crée un blog, ce carnet, où je peux exprimer mes émotions de seize ans et mon rapport avec cette œuvre un peu particulière, hybride et transgressive, sororale et toujours entourée de références seventies : c’est peut-être une façon pour moi de reculer, d’exorciser, de mettre de l’ordre dans mes idées, et, face à l’omniprésence de Julia Ducournau, d’un peu m’en éloigner.

1. L’excellente bande-originale de Grave par Jim Williams est disponible ici, avec une superbe pochette illustrée par Candice Tripp. [↩]
2. The Dø, “Despair, Hangover & Ecstasy”, Shake Shook Shaken, 2014 [↩]
3. These Hidden Hands feat. Lucrecia Dalt, “These Moments Dismantled”, 2016. La bande-annonce de Grave est disponible ici. [↩]
4. Suspiria, Dario ARGENTO, 1977, 98 min. [↩]
5. Seul contre tous, Gaspar NOÉ, 1998, 93 min. [↩]
6. Sheitan, Kim CHAPIRON, 2006, 94 min. [↩]
7. Blood Red Shoes, “It’s getting boring by the sea”, Box of secrets, 2008. Disponible ici [↩]
8. Magazine “La Septième Obsession : Le cinéma d’horreur“, n°9, mars-avril 2017, disponible ici [↩]
9. Future Islands, “Light House”, Singles, 2014. Disponible ici. [↩]
10. Iris BREY, Le Regard féminin. Une révolution à l’écran, Paris, L’Olivier, 2020 [↩]
11. Virginie DESPENTES, Baise-moi, Paris, Florent Massot, 1994 [↩]
12. Voir le site internet du cinéma d’art et essai L’Univers. Pour un compte-rendu de cette séance et de la discussion, voir Coline FOURNIER, “Conférence-causerie à L’Univers : Grave et psychanalyse, entre totem et tabou”, Le Club Mediapart [En ligne], 24 novembre 2021. [↩]
13. La toute aussi excellente bande-originale de Titane par Jim Williams est disponible ici [↩]
14. Donna HARAWAY, A Cyborg Manifesto, 1985. [↩]

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